À propos de "Longuay", un film de Daniel Canty
1000 ans, 1000 morts, je ne fais que passer…
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1000 ans.
L’Abbaye de Longuay a vécu 1000 morts.
Personne ne sait si l’une d’elles fut la vraie.
Aujourd’hui, que le temps soit clément ou tourmenté, des tuiles se détachent sans bruit du toit de l’ancienne grange à dîme menaçant du pire la tête du visiteur étourdi.
L’Abbaye est née, 1000 ans auparavant, dans les marécages sombres et profonds des fins fonds de l’Europe sur les restes probables de quelques campements des tribus guerrières parcourant la région entre la fin de l’âge du bronze et le début de l’âge du fer. Les cuirasses en bronze de Marmesse, exhumées en 1974 d’un marécage voisin, attestent de l’importance des flux de voyageurs de cette époque ; le site devient alors une halte pour pèlerins en quête d’illuminations rédemptrices.
Vinrent les moines, les « traders » de l’époque, vite ralliés aux injonctions cisterciennes pour « travailler de leurs mains » (pour travailler de leurs mains les livres de compte, puisque les moines convers, plus journaliers que moines assuraient concrètement la main d’œuvre locale (précisément).
S’ouvre une longue période de croissance et de labeurs de la terre et de la rivière (l’Aube !, quel nom pour une rivière ! peut-on imaginer cela ?) scandée par la lente et irrémédiable raréfaction des vocations religieuses jusqu’au coup de grâce final porté par les révolutionnaires de 1789.
Les mises à mort révolutionnaires, on le sait, ne tuent que les déjà-morts.
Manufacturiers, Maîtres de Forge, nobliaux helvètes, tentent ensuite (mais vainement) d’y inscrire des aventures industrielles ou roturières, démolissant ici, restructurant là, avant que, finalement, le domaine ne devienne le repère de renards, d’herbes folles, d’escargots gigantesques. Et puis parfois de fêtards de fin de semaine conquis par la fausse sauvagerie des lieux, l’illusion d’une magnificence encore tangible, ou l’opportunité de frissonner dans les ténèbres humides du parc en compagnie de partenaires espiègles et consentants.
Puis, à presque 1000 ans des débuts, arrive dans ces lieux (par hasard ?) un voyageur discret, amusé, disponible et secret dont on ne sait pas encore qu’il vient de loin pour, tel un notaire-arpenteur, signer et rendre public l’acte officiel de trépas de l’ensemble du site.
Daniel Canty, venu de Montréal en 2011, a posé une tablette numérique sur les ruines de l’Abbaye et du consternant « château » qui le jouxte et dont le seul mérite est d’avoir préservé et donc prolongé de quelques décennies des parties anciennes de l’abbaye d’origine.
Ce constat de décès est un film et son titre est « Longuay ».
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1000 morts
Des fantômes discrets hantent les abords de Longuay.
Pour les apercevoir il suffit de s’approcher des fenêtres à peu près intactes des bâtiments encore debout.
Des ciels sombres et tourmentés se mêlent aux toiles d’araignée. Insectes, mousses fantasmagoriques, feuilles pourries par l’ennui, sources, pluies, remontrances humides, masques microscopiques surgis de la pierre et des végétaux, images et sons venus du marais déserté.
Les silhouettes de jeunes amants désinvoltes apparaissent furtivement, puis s’évanouissent, comme sombrent dans le néant toutes les beautés du monde dès lors que personne ne les admire plus pour leur seule et inutile splendeur.
Des vies passées ici plus rien ne demeure autrement qu’en creux, en dedans du soi-même de chaque visiteur. Et sous réserve expresse que le passant daigne s’affranchir de toute préoccupation prévisible, et de tout désir.
Le film de Daniel Canty révèle l’infini vanité de l’Histoire, l’imbécillité souveraine du temps qui passe, la naïveté des passions humaines, la réalité humide et spongieuse des mousses éternelles, la vérité des nuages, la moiteur du vide.
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solitudes
Les ruines de Longuay s’abandonnent mollement à l’effondrement total.
Elles s’accommodent parfaitement de la solitude et du silence comme les miroirs fêlés s’accommodent des arrangements amoureux.
Les solitudes qui devraient nous rassurer nous égarent.
Elles devraient nous rassurer puisqu’elles nous épargnent de méconnaître nos faiblesses. Elles nous égarent puisque nous sommes incapables d’en supporter l’avènement.
Les gens d’ici disent, et pensent, sans affectation, « il faut bien que les choses meurent… ». Bon sens vaut vertu. Pourquoi en effet encombrer davantage les mémoires déjà fragiles de nos descendants alors que nous n’avons finalement rien de mieux à y loger que ce qui fut dessiné et peint sur les parois de la grotte Chauvet voici 30 000 ans.
Justement, Daniel Canty, venu du presque nouveau monde d’à côté, nous invite a dessiller les yeux.
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Je ne fais que passer.
Pour ne pas faire ruine de soi-même du temps de son propre passage il faudrait s’attacher à ne pas devancer l’appel, arriver incognito et ne pas laisser de traces.
Et puis aussi s’endormir en chantant pour soi-même, rêver que l’on dort, se réveiller en chantant pour quelqu’un d’autre.
Et puis enfin consoler sa tristesse, attendre patiemment éternellement, et « faire de son propre charbon son propre et personnel été »*.
Rien de tout cela n’éloignera la mort mais au moins la mort ne sera plus l’ennemi.
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Mourir, enfin.
Parfois le mourant (ou le reclus, ou l’assassin, ou le moine, ou l’amant trahi, ou le soldat vaincu) scrute pendant des heures l’angle du haut du mur et du plafond.
Personne ne remarque rien là de notable. Pourtant, lui, semble y voir se dérouler des épopées secrètes et inouïes. Pareille hallucination requiert un état d’exception, de transe, d’absence, de partance. Quelque chose meurt, se meurt, se fige, se désintègre et pourtant tout reste en mouvement, un mouvement souterrain, puissant mais imperceptible. Le contraire d’un tremblement de terre, une glissade plutôt, lourde, longue, lente.
Qu’est ce que mourir ?
C’est perdre le goût du secret.
C’est accueillir la colère en soi.
C’est ne plus craindre les malédictions.
C’est s’accommoder des silences laborieux et désordonnés des mondes domestiques.
C’est devenir actuel et obsolète en même temps.
Longuay, c’est fini.
Cela n’a plus aucune importance.
Il fallait juste que cela soit vu et dit.
Daniel Canty a vu cela et l’a dit.
Dans une correspondance récente Daniel Canty ajoute : "J’ai toujours cru que le cinéma était une forme d’après-vie, en lumière. An afterlife in light. Les images sont captives d’un autre monde, à jamais inaccessible à nous."
Pierre Bongiovanni
Avril 2012
Le film LONGUAY a remporté le « Golden Sheaf Award » du meilleur film expérimental au 65e Yorkton Film Festival de Saskatchewan.