Céline Guillemain hante les chantiers et les espaces encombrés de marchandises hétéroclites. (les scieries et fonderies désaffectées de Haute-Marne). Elle y prélève des matériaux de récupération qu’elle réunit ensuite dans des assemblages éphémères comme ici dans le parc cette sculpture comme un bateau échoué qui garde pourtant ses désirs de croisière et de légèreté.
À propos d’Ultramarine, l’effondrement comme détonateur
Cette œuvre, composée d’objet divers (poutres articulées en équilibre sur le mur pignon d’une maison, grosses ficelles en plastique jaune, grandes lames récupérées dans les scieries désaffectées de la région, socles de bois provenant d’un grand arbre résineux récemment abattu, moules de fonderie, planches, clous, vis, voiles-sac de plastique rigide bleutés, évoquait pour certains visiteurs une chevauchée fantastique, un navire en détresse, un chantier abandonné.
Les semaines passant l’herbe envahit l’espace, figeant l’ensemble dans une sorte d’image arrêtée du dérisoire instable.
Mes sentiments n’ont cessé d’évoluer au sujet de cette installation.
La collecte des éléments nécessaire commença pour moi par un incident qui aurait pu être grave : au moment du chargement dans le camion une des grandes lames métallique (et totalement rouillée) se détendit brutalement en me lacérant le bras droit sans toucher la veine, laissant mon bras ensanglanté. La cicatrice s’est finalement refermée après quelques semaines.
Après quelques semaines également (presque symétriquement) l’installation m’a semblé donner des signes de faiblesse : comme si la tension primitive entre l’ensemble des éléments liés se relâchait lentement, sans d’ailleurs qu’aucun changement notable n’intervienne dans la structure générale de l’œuvre.
J’ai parlé de mon dépit avec quelques personnes de passage ainsi qu’avec Céline Guillemain quelques mois plus tard.
Dépit fondé sur une colère intérieure : celle de voir l’œuvre abandonnée par son auteur.
Comme on abandonnerait un enfant juste après lui avoir donné la vie.
Deux années plus tard je comprends que l’œuvre n’a jamais cessé de voyager dans mon âme. Que la question de l’abandon qui m’inquiétait jadis n’est qu’un leurre qui m’empêchait de voir l’essentiel : l’œuvre agit comme un starter mystérieux qui enclenche un mécanisme souterrain de pensée dont la durée de maturation est et l’éclosion finale sont absolument imprévisibles.
Dans ces conditions l’obsolescence plus ou moins rapide de l’œuvre n’est qu’un moment de sa vie, le moment de sa vie précisément qui annonce sa mort prochaine et inéluctable.
Je me demande encore quelle est la nature des tensions internes qui font tenir une œuvre ou qui la font s’affaisser. Sont-elles ce qui reste de l’engagement de l’artiste au moment de l’édification ? Sont-elles de la seule responsabilité du visiteur ? Sont-elles uniquement déterminées par le contexte, le moment, la situation ?
Ultramarine est cette œuvre qui expose les éléments de la genèse d’une révolution (au sens de cycle) globale.
Premier temps : récupération des objets-preuves d’activités humaines passées et ou encore présentes.
Second temps : assemblage de ces objets apparemment hétéroclites mais tous issus des histoires locales.
Troisième temps : recherche de l’équilibre parfait des formes et des matières à l’intérieur d’un ordre chaotique obéissant à des impératifs esthétiques mystérieux et provisoires.
Quatrième temps : mise en route du starter (ou du baptême) de l’œuvre.
Cinquième temps : coma programmé de l’œuvre physique dans ses tensions internes.
Sixième temps : la tension fait son chemin dans le corps, le cœur et l’âme de chacun.
Septième temps : L’œuvre vit et palpite alors que plus rien d’elle ne subsiste.
Pierre Bongiovanni